Chapitre XXVIII

Margaret était assise sous un pin, la tête de Mikhail posée sur ses genoux, la pluie dégoulinant sur son visage, trempant son corps frissonnant. Elle avait tenté de l’abriter de ce déluge, mais c’était impossible. Le vent n’était pas fort, mais continu, et soufflait des rafales de pluie et de neige fondue à travers les branches, pénétrant le moindre pli de ses vêtements, l’imbibant jusqu’aux os, pitoyable.

Elle regarda les alentours. Les chevaux étaient à quelque distance, têtes rapprochées, immobiles et résignés. Elle savait qu’elle aurait dû se lever et les desseller, mais elle était trop fatiguée. Elle leva les yeux vers le faîte de l’arbre, essayant de voir si le cormoran était là. Il y était tout à l’heure, mais il avait disparu. Elle soupira et déplaça un peu son poids sous la tête de Mikhail.

Qu’elle ne fût pas totalement découragée l’étonna, et lui inspira une sorte de satisfaction perverse. Elle était transie, affamée et épuisée. Mikhail l’était aussi sans aucune doute, et inconscient en plus. Toute personne normale aurait dû être plongée dans le désespoir le plus total. Mais elle était trop fatiguée et engourdie pour être désespérée.

Caressant les cheveux trempés de Mikhail, elle examina une fois de plus la situation. À la réflexion, elle décida qu’elle était trop furieuse pour être vraiment désespérée – furieuse contre Varzil et sa compagne sans nom, furieuse contre Mikhail et son impuissance. Si seulement elle avait la force de le hisser sur un cheval !

Pour la dixième ou la centième fois, elle revécut mentalement ce qui s’était passé juste après que Mikhail eut accepté la bague de sa main tremblante. Tout était arrivé si vite. Une seconde il la regardait dans les yeux, et la seconde suivante il gisait prostré sur le sol. Puis le sol avait disparu, de même que la maison ronde, et elle s’était retrouvée à genoux, entourée de gravats. Le gazon rose s’était évanoui, remplacé par des mauvaises herbes, des vestiges calcinés de charpente, et de quelque chose qui avait pu être une charrue. La pluie lui fouettant le visage l’avait rappelée à la réalité. Sans savoir comment, elle était parvenue à traîner sous l’arbre le corps inconscient de son mari avant que toute son énergie ne l’abandonne. Il était lourd, et elle s’était répandue en imprécations.

Seul le poids du bracelet à son poignet lui assurait qu’elle n’avait pas rêvé cette surnaturelle cérémonie de mariage. Elle regarda Mikhail, et vit la pierre luire à son doigt. On n’aurait pas dit celle de Varzil, car elle n’était pas très grosse. Elle n’était pas impressionnante – et ne justifiait certainement pas tous ces ennuis. Mais sous ses yeux, Margaret la vit changer de forme ; elle se dilatait et se contractait tour à tour. Qu’est-ce que cela signifiait ? Et qu’est-ce qu’elle allait faire ?

Un professeur avait dit un jour au cours d’une conférence : « Il est des choses que l’esprit ne pourra jamais comprendre, quels que soient ses efforts. » Elle avait docilement noté ces mots sur son bloc de cristal, les trouvant plutôt bébêtes. Se rappelant ces paroles tandis que le vent lui fouettait le visage et que la pluie lui piquait les yeux, Margaret réalisa qu’il avait raison, finalement. Malgré tous ses efforts, elle ne trouvait aucune explication rationnelle aux événements de la nuit précédente. Elle aurait voulu cesser de chercher à les expliquer, mais, malgré sa fatigue, son esprit refusait de renoncer totalement.

Une partie de son esprit continuait à observer Mikhail, et elle se félicita d’avoir au moins appris les bases du monitorage à Neskaya. Il avait la respiration régulière, et sa température était basse, mais pas inquiétante. Pourtant, à l’endroit de son esprit, cet esprit qu’elle en était venue à connaître et à aimer pendant les mois tumultueux de son séjour sur Ténébreuse, il n’y avait qu’un chaos turbulent. Varzil devait être fou de penser qu’il pouvait transférer sa matrice à Mikhail, et ils avaient été fous d’accepter.

Pour le moment, elle pouvait seulement espérer qu’il se réveille sans avoir perdu la raison et sans avoir contracté une pneumonie. Cet espoir semblait bien vain, et le désespoir se mit à la miner. Elle l’écarta brusquement, s’exhortant fermement à garder son calme. C’était plus facile à dire qu’à faire. Elle se calmait pendant quelques minutes, et dès qu’elle commençait à se détendre, ses peurs et ses inquiétudes lui revenaient, la rongeant comme des rats affamés.

Au lieu de se concentrer sur des faits qu’elle ne pouvait ni comprendre ni influencer, Margaret étudia la matrice imprimée dans sa main. Elle lui donnait une sensation différente, et avait perdu son aspect familier. Les lignes s’en étaient estompées, au lieu d’être nettement visibles comme avant, presque comme si elles s’étaient enfoncées plus profondément dans sa chair. Elle avait passé assez d’heures à scruter la maudite matrice pour en connaître toutes les lignes et tous les embranchements. Oui, elle avait changé. Le bref contact avec l’anneau de Varzil avait modifié quelque chose – ce n’était plus la clé de voûte qu’elle avait été. Bon sang, elle commençait à peine à s’y habituer, et maintenant, tout avait changé.

Margaret fronça les sourcils. C’était peut-être une bonne chose. Elle espérait que le changement l’aiderait à se soustraire à l’attention d’Ashara. Mais en quoi la matrice était-elle différente ? Ou peut-être devait-elle plutôt se demander en quoi Margaret était différente ? Trempée qu’elle était, l’étoffe humide de sa capuche collant à son visage, elle ne put se débarrasser de la conviction que le noyau même de son être avait été altéré.

Elle essaya de se rappeler le bref contact entre sa main et l’anneau. Elle n’en avait pas conservé une impression très nette, mais ses muscles frémirent à ce souvenir. Elle avait été submergée d’impressions pendant un bref instant. Non, pas d’impressions. D’informations ! Et comment cela avait-il transformé la matrice ?

Tout fond d’elle-même, Margaret sentit frémir une bribe de connaissance, faible, vague, insaisissable. Cela avait quelque chose à voir avec ses mains et sa voix. Il y avait aussi un autre élément – Dio ! Son cœur battit plus fort. Pouvait-elle vraiment guérir sa belle-mère ? Osait-elle entretenir cet espoir ? Et si elle en était capable, pouvait-elle secourir Mikhail en ce moment ?

Une larme brûlante coula sur son visage glacé. Elle devait apprendre ce qu’elle savait déjà. L’information était claire, cristalline, parfaite. Et totalement frustrante ! Aucun moyen d’y accéder. Comme si elle avait un immense trésor enfermé dans un coffre, dont elle n’avait pas la clé. Si seulement elle n’avait pas si froid !

Margaret retint fermement cette pensée. Elle avait une pierre à briquet dans sa ceinture, et un petit couteau. Théoriquement, elle pouvait allumer un feu. Elle l’avait fait plusieurs fois sur la route avec Rafaella. Mais elle n’avait rien à brûler ! Les branches éparpillées autour d’elle étaient trempées. L’arbre qui l’abritait ne pouvait pas lui servir – le bois vert brûle mal, même si elle avait eu des brindilles sèches pour l’enflammer. De plus, elle n’avait pas de hachette, seul moyen de couper des branches. Et dans son état de fatigue, Margaret doutait de pouvoir arracher autre chose qu’un rameau.

Il devait exister une autre façon de se réchauffer. Elle savait qu’il existait dans tous les mondes humains des techniques pour générer la chaleur. Les yogis de Terra les utilisaient depuis des millénaires, et d’après ce qu’on lui avait dit des cristoforos de Nevarsin, ils les appliquaient aussi. Malheureusement, elle ne les avait jamais étudiées.

La chaleur, ce n’était que de l’énergie, non ? Et le laran était énergie également. Ainsi donc, si elle était tellement maligne, pourquoi ne trouvait-elle pas un moyen de produire de l’énergie à l’aide de sa matrice ?

Margaret foudroya sa main, regrettant de ne pas avoir été plus attentive à ses cours de physique. Les mathématiques de la physique n’avaient jamais été difficiles pour elle, car elle avait toujours pensé que les équations avaient quelque chose de musical, et elle s’était même demandé si elle ne pourrait pas mettre en musique ces formules élégantes. Mais le côté pratique du sujet – la nature de la gravité, de la fusion nucléaire, et même de l’électricité – lui échappait. Elle n’avait pas un esprit d’ingénieur, et elle le savait.

Pourtant, réalisa-t-elle, le monitorage n’était que l’observation de l’énergie d’un corps. C’est ce que lui avait dit Liriel, et aussi Istvana. Mais d’où venait l’énergie de monitorer ? Était-elle dans la pierre-étoile, ou bien le moniteur la tirait-il de lui-même ? Parce qu’un bon cercle de moniteurs pouvait réguler les énergies des autres, elle le savait, les empêcher de se blesser ou de s’épuiser totalement. Dommage qu’elle n’ait appris que les rudiments, et qu’elle n’ait pas posé les bonnes questions quand elle en avait l’occasion. Si seulement Istvana était là – sauf qu’elle ne naîtrait pas avant des siècles, et que deux voyageurs temporels suffisaient largement !

D’où venait la chaleur ? Du soleil, à l’évidence, mais cela ne l’avançait guère. Pour le moment, le soleil sanglant de Ténébreuse était caché derrière d’épais nuages. Combien de temps avaient-ils passé dans cette maison ronde ? Cela ne lui avait pas paru long, mais pour ce qu’elle en savait, plusieurs jours ou même plusieurs semaines avaient pu s’écouler sans qu’elle en eût conscience.

Quoi d’autre ? La nourriture. C’était la principale source de l’énergie humaine. Il valait peut-être mieux ne pas y penser, car elle mourait de faim, et le ragoût qu’elle avait avalé à la hâte – s’il avait vraiment existé – était bien loin. Y avait-il des nuages dans le ciel quand ils étaient arrivés ? Elle ne se le rappelait pas, même en flagellant son esprit fatigué. Mais comme il pleuvait ou neigeait presque tout le temps sur Ténébreuse, il y en avait sans doute.

Elle entretint brièvement l’idée merveilleuse de faire surgir un bon repas du néant, et l’écarta à regret. Si elle avait eu des dons de télékinésie, cela aurait peut-être été possible, mais, à sa connaissance, elle n’en avait pas. Istvana disait que, de temps en temps, le laran produisait des individus capables de déplacer de petits objets, et que, pendant les Âges du Chaos, on avait utilisé les immenses relais de matrices pour transporter des gens d’un endroit à un autre. Alors là, c’était une technologie que les Terranans auraient adoré connaître, non ? Heureusement que l’art s’en était perdu, sinon, il y aurait eu des Marines de la Fédération à la porte de Régis, exigeant qu’il la leur livre.

Elle n’avait rien à manger et le soleil était caché. Que lui restait-il donc ? Autant essayer d’atteindre le noyau liquide de la planète.

Cette pensée irrévérencieuse papillonna dans son esprit, puis retint son attention. Des idées de chaleur et de sécheresse lui traversèrent l’esprit comme des lucioles, lui promettant des choses qu’elle ne saisissait pas. Frustrée et de nouveau furieuse, Margaret serra le poing et martela la boue et les aiguilles de pin autour d’elle.

Trop lasse et trop transie pour continuer longtemps cette activité improductive, elle y renonça à contrecœur et s’essuya la main sur son pantalon trempé. Elle se força à respirer lentement, calmement, vérifia une fois de plus l’état de Mikhail, et revint à son problème.

Le sang de la terre. Ces mots flottèrent dans son esprit, et elle se rappela que Varzil s’en était servi pour décrire les bracelets de cuivre des catenas. Et le cuivre, se rappela-t-elle de ses cours de physique, était un excellent conducteur. Malheureusement, ce qu’elle savait des conducteurs était de nature musicale. Pour une femme instruite, elle était vraiment très ignorante !

Margaret regarda l’épais bracelet enserrant son poignet, au bout du bras encerclant les épaules de Mikhail. Elle sourit malgré ses épreuves, voyant l’évidence d’un événement réel, et auquel elle avait toujours aspiré sans oser se l’avouer. Ils étaient mariés, ils étaient un en deux personnes, et si elle regrettait l’absence des côtés séduisants de la cérémonie – le banquet – surtout le banquet ! – la musique, la robe qu’Aaron lui aurait faite – au moins, le fait était accompli.

— Drôle de façon de passer ce qui devrait être le jour le plus heureux de ma vie ! grogna-t-elle.

Mikhail remua faiblement au son de sa voix, marmonna quelque chose d’incompréhensible, puis se tut.

— Réveille-toi ! Allons, Mik ! Tu vas rater la nuit de noces si tu continues à dormir !

La nuit de noces. Margaret se surprit à frissonner. Toutes ses années de possession par Ashara lui revinrent à l’esprit. Elle ne savait pas ce que c’était qu’un baiser, avant que Mikhail ne l’embrasse l’été précédent, tant était puissant l’interdit d’Ashara. Un instant, elle faillit se réjouir que Mikhail ne fût pas en état de consommer le mariage, puis soudain, irrationnellement, furieuse contre lui.

— Réveille-toi, bon sang !

Elle le secoua par l’épaule, essayant de le tirer de sa stupeur. Pourquoi ne parvenait-elle pas à se décider dans un sens ou dans l’autre ?

Il ne réagit pas, et elle soupira. Puis elle retira son bras de son épaule et examina le bracelet. Il était très chargé, de dessin encore plus compliqué que celui de Dame Linnea. Il semblait représenter une bête allongée quelconque, qui se mordait la queue. Elle le rapprocha de son visage, s’efforçant de déterminer ce que c’était. Pas un serpent, décida-t-elle, car elle savait que cet animal était souvent représenté en se mordant la queue. Cela ressemblait davantage à une panthère, ou à quelque autre félin.

Les yeux de la bête brillaient, et elle voyait maintenant de minuscules pierres-étoiles serties dans le métal, pas seulement dans les orbites, mais aussi dans la queue, comme une fine poussière céleste. C’était un très bel objet, dont la patine vert-de-grisée luisait sous la pluie.

Des doigts de la main gauche, elle fit lentement tourner le bracelet, examinant tous ses détails pour la première fois. Elle le prit entre le pouce et l’index, et eut une sensation de mouvement, comme s’il s’animait sous ses doigts. Elle retira vivement sa main, alarmée. Non, pas ça. Le bracelet réagissait à l’énergie de sa matrice-fantôme.

Un instant elle se perdit dans ses pensées, admirant qu’un assemblage inerte de métal et de pierres réagît à son contact. Il y avait là quelque chose d’important, si elle parvenait à le comprendre. Le cuivre est un excellent conducteur, lui répéta son esprit fatigué. Je sais, se hurla-t-elle mentalement. Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Avant de savoir ce qu’elle faisait, elle posa sa main droite à plat dans la boue, et referma la gauche sur son poignet, si fort que le bijou fit de petites indentations dans la chair. Rien ne se passa. Et pourquoi se serait-il passé quelque chose ? Elle jura entre ses dents, mais ne retira pas sa main. Elle sentait obscurément qu’elle négligeait quelque chose. Qu’est-ce que c’était ? Un morceau de musique ? Peu probable. Pourquoi pensait-elle à la musique alors qu’elle cherchait de la chaleur ? Non, ce n’était pas de la musique, mais quelque chose d’analogue – une équation ?

La pluie dégoulinant sur son visage la fit cligner des yeux, et elle secoua vigoureusement la tête, ses cheveux emmêlés projetant des gouttes tout autour d’elle. Elle avait l’idée sur le bout de la langue, à la lisière de sa pensée consciente. Quelque chose. Qu’était-ce qu’une équation ? La représentation symbolique de… d’une idée, d’un concept mathématique de la façon dont l’univers fonctionnait. A = b, et e = mc au carré, et autres représentations condensées de la réalité. Et la notation musicale ressemblait aux équations, en exprimant le concept de mélodie.

Tant qu’elle avait suivi les cours de science obligatoires, elle avait mémorisé de nombreuses équations, en vue des examens. Il y en avait une pour la fusion, se rappelait-elle, une pour la fission, et une autre assez compliquée pour décrire l’électricité. Elle se demanda ce qui se passerait si elle se rappelait cette dernière en cette seconde. L’idée ne lui parut pas très bonne à tenter, assise au milieu d’une flaque d’eau. Si ça marchait, elle risquait de s’électrocuter, et Mikhail avec.

Elle voulait de la chaleur, pas de l’électricité. Et elle pouvait sûrement retrouver l’équation de la chaleur, en réfléchissant bien. Malheureusement, elle semblait incapable de retrouver la formule dans son esprit désordonné.

Je pense de façon trop littérale, décida-t-elle. J’oublie que tous ces trucs sont symboliques – ce n’est pas l’équation qui compte, c’est le concept ! L’équation, ce n’est pas la chose, mais l’idée de la chose. Ces trucs m’ont donné la migraine il y a dix ans, et ça continue !

Elle tourna la tête de droite et de gauche pour détendre les muscles de son cou, et fit jouer ses épaules. Elle reprit sa respiration profonde, se concentra sur la notion de chaleur, et resserra sa main gauche sur le bracelet. La partie critique de son esprit l’informa qu’elle était ridicule, qu’elle ne pouvait rien faire, qu’elle était incompétente et qu’elle allait mourir de froid et de faim, mais elle s’efforça de faire taire cette voix insidieuse.

Le temps parut s’immobiliser, comme si elle errait au bord de quelque précipice, incapable de sauter pour traverser l’abîme. Elle était comme entourée de glu, qui étouffait son énergie, étouffait son souffle, étouffait tout. Puis, sans altération perceptible, elle se sentit traverser l’espace intemporel de son esprit, glisser entre des lieux qu’elle n’aurait pu décrire, et émerger dans une sensation de chaleur incroyable.

Son corps frissonna à cette chaleur soudaine qui courait sous sa peau et lui brûlait les os. Cela ne dura qu’un instant, mais ce fut suffisant. Puis elle lâcha le bracelet et hurla. Le son était stupéfiant, appel strident qui résonna à travers la pluie diluvienne, à travers le sol rocheux, perçant l’air comme l’éclair avant de se dissiper dans la nuit. Les deux chevaux relevèrent vivement la tête, et la regardèrent nerveusement.

Elle regarda ses mains, se disant qu’elles seraient brûlées, mais elles avaient leur aspect normal. Puis elle vit que son bracelet n’était plus vert, mais avait repris sa belle couleur, cuivrée et brillante, comme si l’expérience avait consumé le vert-de-gris et lui avait rendu sa condition première.

Margaret s’adossa contre le tronc de l’arbre, trop fatiguée pour autre chose que se reposer. Puis elle réalisa non seulement qu’elle avait chaud, mais qu’elle était un peu fiévreuse, et que ses vêtements étaient presque secs. C’était une sensation curieuse, et elle se dit qu’elle avait eu de la chance de ne pas s’enflammer, et Mik avec elle.

Sa tête reposait toujours sur les genoux de Margaret, mais ses cheveux étaient secs et il avait repris des couleurs. Elle caressa doucement ses boucles, lui tapota les joues, et le contempla, le cœur débordant d’émotion. Ses sentiments avaient été refoulés depuis si longtemps qu’elle avait du mal à les laisser s’épanouir. Elle ne devait pas perdre la tête, mais c’était difficile.

La tendresse était un sentiment plus puissant qu’elle ne l’avait imaginé. C’était ce qu’elle ressentait, et bien davantage, enroulant une mèche blonde autour de son doigt, puis suivant le contour délicat de son oreille. Margaret n’avait jamais ressenti une telle paix, sauf dans la musique. Elle décida de la savourer pendant qu’elle durait, sachant que les sentiments changent d’une minute à l’autre et sont rarement constants. Elle aurait voulu que cette sérénité durât toujours, mais elle était assez sage pour savoir que c’était impossible.

Elle entendit un battement d’ailes, et le cormoran se posa sur la hanche de Mikhail.

— Où diable es-tu allé ? grogna-t-elle.

Il la regarda de ses yeux ronds et rouges, et croassa une réponse qui ne l’éclaira guère. En même temps, il avait un drôle d’air, ce sacré animal. Un air suffisant, finit-elle par décider.

Puis, par-dessus le bruit régulier de la pluie, elle entendit des claquements de sabots, des cliquetis de harnais, et des grincements de selles en cuir. Sa bouche se dessécha de terreur, et son cœur s’accéléra. Et si c’était Ashara ?

Elle étendit sur Mikhail sa cape brune, espérant qu’elle la dissimulerait aux regards. L’ombre des branches tombait sur lui. Elle rabattit sa capuche, cachant le pâle éclat de son visage et mit ses mains dans ses poches. La terreur puisait dans son sang, elle retint son souffle jusqu’à ce que les oreilles lui tintent, jusqu’à ce que la tête lui tourne. Puis elle aspira une grande goulée d’air. Si seulement elle pouvait se rendre invisible !

Le cormoran la trahit d’un battement d’ailes et d’un croassement en s’envolant à la rencontre des cavaliers. Margaret se pencha sur le corps de Mikhail, s’efforçant de l’abriter, contre elle ne savait pas quoi. Pendant un moment, elle oublia complètement qu’elle avait des armes, qu’elle pouvait se défendre. Puis elle se souvint des bandits. La sensation d’impuissance la quitta, remplacée par la détermination farouche de défendre son mari ou de mourir en essayant.

Retenant de nouveau son souffle, Margaret entendit plusieurs personnes qui démontaient, le clapotis de la boue giclant sous les bottes, et des bruissements de capes mouillées. Une voix de femme s’éleva, qui parla au cormoran et écouta sa réponse. Son sang se glaça. Elle serra la main sur l’épaule de Mikhail et se mordit les lèvres.

Les bruits se rapprochèrent, et une minute plus tard, elle vit plusieurs paires de jambes de pantalons, et les bottes de cuir rouge caractéristiques des Villes Sèches. Les bottes et les pantalons étaient éclaboussés de boue, comme si les cavaliers avaient galopé à bride abattue.

Une tête se pencha, un visage rond de femme regarda entre les branches, prudent et curieux. Dès que Margaret vit les cheveux courts, le visage honnête, le ceinturon éraillé et l’épée qu’il soutenait, elle sut que la femme était une Renonçante. Elle se remit à respirer. Le cormoran ne les avait pas trahis, mais était allé chercher du secours.

D’autres visages rejoignirent le premier, des visages burinés, tannés par le soleil et la neige. La première femme sourit, révélant des gencives édentées, et s’accroupit pour se mettre au niveau de Margaret.

— Salutations, Domna.

Elle sembla comprendre la méfiance de Margaret, car elle ne s’approcha pas davantage.

— Salutations, et bienvenue.

Margaret espérait ne pas se tromper sur elles, car Rafaella lui avait parlé de Renonçantes mercenaires, au service des nombreux petits royaumes qui existaient avant la ratification du Pacte.

— Je suis Damila n’ha Bétheny. Nous passions, et ton bel oiseau est venu se poser sur l’épaule de notre breda Morall, et lui a parlé de votre détresse.

Elle gloussa doucement, et ajouta :

— Il a failli la désarçonner.

— Il fait ça quelquefois. Mais il lui a parlé ?

— Morall a le laran qui parle aux animaux, Domna. Est-ce qu’on peut t’aider ? Tu es assise dans une flaque, et ça ne doit pas être agréable.

— Non en effet.

Margaret découvrit le visage de Mikhail.

— Mon mari est malade.

C’était la première fois qu’elle prononçait le mot tout haut, et cela lui parut étrange.

La main droite de Mikhail glissa, son poing se referma sur la pierre, ne laissant que l’anneau visible. Margaret réprima un frisson à l’idée de la matrice de Varzil touchant la peau de Mikhail, puis elle se détendit un peu. Ce n’était plus la pierre de Varzil, mais, par quelque étrange conjonction entre deux pierres-étoiles, c’était maintenant une matrice accordée à Mikhail. C’est pourquoi il n’était pas mort, mais seulement inconscient. Et peut-être fou, mais elle ne voulait pas y penser.

Une autre femme se mit à hurler de rire.

— Quelle idée d’aller forniquer sous la pluie !

Les autres trouvèrent cela hautement amusant, et Margaret elle-même se surprit à rire. La terreur et le désespoir qui l’étreignaient s’envolèrent, la laissant simplement affamée, transie et épuisée.

Deux Renonçantes rampèrent sous les basses branches, roulèrent Mikhail sur le dos, l’enveloppèrent dans sa cape et l’emmenèrent. Margaret sortit avec raideur de sous l’arbre, comme une autre femme se penchait sur lui. Elle lui souleva une paupière et émit un grognement.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Choc de matrice, je crois.

Comment pouvait-elle qualifier autrement ce qui s’était passé ?

— Je vois.

La réponse parut satisfaire l’étrangère, et Margaret fut soulagée.

— Il faut lui confectionner une litière et le mettre à l’abri le plus vite possible. Jonil, va couper quelques branches, les plus droites que tu pourras trouver, et toi, Karis, déchire des couvertures pour faire des sangles.

Margaret regardait comme en rêve, comprenant à peine ce qui se passait, sauf qu’on allait s’occuper de Mikhail. Elle aurait voulu aider les Renonçantes, mais elle n’avait pas la force de bouger.

On l’allongea enfin sur un brancard de fortune, et c’est seulement alors que Margaret retrouva le courage de remuer. Elle s’approcha de la forme inconsciente de Mikhail, lui accrocha les mains aux montants de la civière, puis tripota les couvertures pour dissimuler son dessein véritable. Il remua et grogna à son contact, comme cherchant à sortir de l’abîme où il était tombé. Elle se pencha et baisa sa joue glacée.

— Tout ira bien, mon amour, murmura-t-elle.

— Nous allons aller à la vieille demeure El Haliene, dit Damila.

Margaret sursauta à ce nom.

— Où ?

En ce moment, elle n’avait pas envie de rencontrer des parents d’Amalie, ni personne d’autre, d’ailleurs.

— Je vois que tu ne la connais pas – elle est abandonnée depuis des années, depuis que Dom Padriac a construit son nouveau donjon. Personne ne s’en sert à part nous autres.

— Merci, breda, dit Margaret, avec l’inflexion donnant à ce mot le sens de « parente ».

Elle espéra ne pas s’être trompée de ton. Ce petit mot avait davantage de sens qu’un chat n’a de vies, et certains étaient plus intimes que d’autres.

— C’est loin ?

Damila eut l’air étonnée, et dévisagea Margaret sous la pluie qui tombait toujours. Apparemment, l’emploi de ce mot était inattendu.

— Oh, dix ou onze miles. Le terrain est difficile, mais nous connaissons le chemin.

Margaret hocha la tête. Puis elle se hissa sur la selle détrempée, frissonnâmes pieds à la tête et se prépara à une longue chevauchée arrosée. Le cormoran se posa sur son pommeau et s’installa confortablement.

— Tu es un bel oiseau, le roi des cormorans, lui dit-elle, et je veillerai à ce que tu aies une belle souris dodue pour dîner, même si je dois l’attraper moi-même !

Une Renonçante déjà montée eut un grand sourire.

— Il te remercie de l’intention, mais il aimerait mieux du poisson.

— Bien sûr. Que je suis bête.

C’était très rassurant de n’avoir rien d’autre à discuter que les frasques du cormoran, et quelque chose qui l’oppressait intérieurement relâcha son emprise. Elle prit plusieurs inspirations profondes, et remua la tête pour soulager la tension de ses muscles.

Margaret regarda autour d’elle, cherchant des traces de la maison ronde qui se dressait là quelques heures auparavant. Elle ne vit que des mauvaises herbes, quelques pierres, des vestiges calcinés de poutres, et des vitres brisées de fenêtres disparues depuis longtemps. Aucune trace du mur bas qu’ils avaient franchi. Ce n’était qu’un bout de terrain désert, où ne poussaient que quelques arbres. Nouveau mystère qu’elle ne résoudrait sans doute jamais.

Elle força ses mains glacées à saisir les rênes et se prépara à suivre les Renonçantes. Une partie d’elle-même était soulagée, et l’autre partie continuait à s’inquiéter pour Mikhail. Damila, qui semblait être le chef de la bande, amena son cheval au niveau de Margaret.

— Il se remettra, Domna.

— Merci d’être venues, murmura Margaret, maintenant presque trop épuisée pour parler.

Elle ne désirait rien qu’un repas et des vêtements secs. Et que Mikhail soit en sécurité. En ce moment, cela semblait beaucoup. Margaret laissa son esprit s’abîmer dans la fatigue, démarra sa jument d’un claquement de langue et suivit les femmes.

La matrice fantôme
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